Les universités populaires (UP) ont une histoire ancienne en France, au moment de l’Affaire Dreyfus. Á l’initiative de Georges Deherme (1870-1937), ouvrier typographe libertaire, la première université populaire parisienne est ainsi inaugurée en octobre 1899. Il s’agissait d’instaurer un lieu de rencontre entre intellectuels républicains et ouvriers. Michel Onfray a relancé cette tradition à Caen en octobre 2002 , l’UP de Lyon s’inscrivant dans son sillage sous l’impulsion de Françoise Bressat . Aujourd’hui cette mouvance d’expériences indépendantes et alternatives francophones a diversifié ses ramifications : Aix, Arles, Arras, Avignon, Grenoble, Hauts-de-Seine (92), Montpellier, Narbonne, Nice, Perpignan, Saint-Brieuc, mais aussi l’Île Maurice et Boston. D’autres sont en préparation (Nîmes, Valenciennes…). Elles se distinguent d’UP plus traditionnelles qui avaient perduré en France, notamment dans le sillage du christianisme social, par la gratuité de l’accès et le bénévolat des enseignants, comme par leur orientation critique et un certain ancrage universitaire des savoirs mis à disposition. Le réseau des nouvelles UP alternative est peu formalisé, ces UP entretenant entre elles des liens lâches et souples. Depuis juin 2006, un « Printemps des Universités Populaires » les réunit annuellement. Par ailleurs, un site vient d’être constitué pour rassembler les informations et faire circuler les initiatives : la « Plateforme d’échange des universités populaires indépendantes et alternatives » .
Les universités populaires et les Lumières d’aujourd’hui
Les UP alternatives se situent assez largement dans le sillage des Lumières du XVIIIème siècle sur le plan des relations posées entre éducation, raison critique et émancipation. Le projet actualisé d’autonomisation individuelle au sein d’une cité favorisant des solidarités non oppressives et polyphoniques appelle toutefois l’adoption de méthodes plus libertaires que ne l’avait cru une certaine tradition républicaine. Premièrement, il s’agit de privilégier des repères critiques et des questionnements aidant à s’orienter, à la différence de « solutions » dogmatiques et de routes uniques trop associées à un modèle IIIème République type Jules Ferry. Seconde rupture : on a à travailler un paradoxe. « Le pédagogue libertaire travaille à son effacement personnel et cultive la puissance interrogative », avance ainsi Michel Onfray (op. cit., p.115). On doit cependant noter que l’enseigné peut constituer le pédagogue libertaire en « gourou » malgré lui et que ce dernier n’est pas, non plus, immunisé contre les attraits de son pouvoir (notamment de séduction) sur les autres. C’est un écueil présent dans notre expérience qu’il ne faut pas se cacher dans un discours complaisamment auto-justificateur.
Par rapport à ces deux dimensions associées, le dispositif initié par Michel Onfray apparaît fort utile. Chaque séance se découpe en une heure de cours magistral et une heure de questions, de débat et de possible remise en cause du savoir délivré. Mais il apparaît insuffisant vis-à-vis des écueils repérés. Dans une logique de complémentarité critique avec ce dispositif initial, nous avons tenté l’an dernier d’expérimenter deux autres formes à Lyon.
Tout d’abord, j’ai animé un atelier d’« apprentissage du philosopher » pour adultes sur le mode de ceux initiés par Michel Tozzi à l’UP de Narbonne. Je n’étais qu’une ressource dans un processus à la fois individualisé et collectif de co-production de questionnements. La parole était distribuée à chaque fois par un des participants, les comptes-rendus étaient rédigés par des participants, ceux-ci ont été amenés à écrire des textes en cours de séances, etc. Je n’ai pas dû occuper plus de 10% du temps de parole de l’ensemble. Cela supposait de m’efforcer de brider en moi la pente narcissique de l’universitaire qui délivre un savoir et dont les étudiants sont censés boire les paroles.
Par ailleurs, avec Tanguy Wuillème, nous avons testé un « cours dialogique ». Nous nous sommes banalement rendus compte que les « upistes » ont souvent trop tendance à adhérer à ce que dit l’enseignant. Il s’agissait alors de mieux faire saisir en pratique, dans le dispositif pédagogique lui-même : 1) qu’il y a toujours une pluralité de points de vue argumentés et rigoureux possibles sur une question ; 2) que le débat critique participe de l’activité intellectuelle, et 3) que l’interrogation philosophique ou les connaissances des sciences sociales relèvent d’une processus davantage que d’un donné asséné. Ce ne sont que des pistes : beaucoup reste à explorer et à rectifier au fur et à mesure des problèmes rencontrés.
Universités populaires et universités traditionnelles
Les dispositifs mis en place ont donc à voir avec les idéaux des institutions universitaires plus classiques, tout en marquant une série de déplacements. Jacques Derrida a défini l’idéal universitaire comme permettant « une liberté inconditionnelle de questionnement et de proposition » . Les UP alternatives sont attachées à cette dimension, dans le cadre de la rigueur qui est aussi idéalement associée à la production et à la transmission des savoirs dans l’univers universitaire. Mais il y a de grands écarts entre l’idéal universitaire et l’université réellement existante. L’institutionnalisation des disciplines universitaires peut aussi tendre à routiniser les problématiques et les références théoriques, à accentuer une hyperspécialisation aveugle aux cadres globaux, à favoriser les conformismes. Dans « disciplines universitaires », il y a la fois les lumières de la méthode et de la rigueur, mais aussi indissociablement les effets des pouvoirs académiques et mandarinaux qui font rentrer les interrogations dans des cercles policés en stimulant la docilité.
C’est pourquoi les UP alternatives, en tant qu’extérieures aux lourds univers académiques, parce que collectivités plus petites, associations indépendantes, fondées sur le bénévolat et les plaisirs réciproques d’enseignants et d’enseignés volontaires, doivent encourager davantage de mobilité intellectuelle, de souplesse pédagogique, d’imagination, d’interrogation des découpages disciplinaires établis, de dialogues transfrontaliers et de coopérations transversales, etc. Par exemple, elles ne doivent pas se contenter des savoirs universitairement estampillés, mais doivent être attentives à des formes en germe du côté des intellectuels, des artistes et des mouvements sociaux, à des originalités rigoureuses mais rejetées par les conservatismes ambiants, à des savoirs critiques militants (associatifs, syndicaux, etc.), etc. Sans remettre en cause, surtout à l’heure des périls néolibéraux, la place de l’Université publique, mais à côté d’elle, en tension avec elle, indépendantes d’elle, les universités populaires alternatives peuvent participer à l’appropriation de savoirs critiques et à l’exploration d’autres mondes possibles.
C’est aussi dans la tension entre l’universitaire et le populaire que les UP alternatives complètent et critiquent en acte les universités classiques. Nous avons élargi le public habituel de l’Université vers des catégories sociologiquement plus « populaires » : techniciens ou employés, voire plus marginalement ouvriers, précaires ou chômeurs. Cet élargissement demeure toutefois socialement limité. Certes, ce qui est important, c’est de faciliter un accès élargi à des questionnements et à des savoirs associés à une rigueur de type universitaire. Une condition nécessaire, mais non suffisante, est la gratuité. Mais il y a d’autres conditions à envisager et à améliorer. Sur ce plan, nous sommes preneurs de suggestions et surtout d’expériences autres.
Une vigilance (auto-)critique
Les UP alternatives ne sont pas à l’abri des problèmes des autres institutions humaines, et notamment des risques de routinisation et de conformisme. D’où la nécessité d’un effort d’imagination, de recherche pédagogique, de renouvellement continu, de circulation des expériences. Mais elles peuvent aussi être arraisonnées par des pouvoirs locaux comme par des technocraties néolibérales, alléchés par un certain impact médiatique de l’initiative de Michel Onfray. C’est un risque qui est apparu lors du « Troisième Printemps des Universités Populaires » à Saint-Brieuc en juin dernier.
Si des subventions publiques ou des prêts de salles apparaissent légitimes sur la base de la stricte indépendance du monde associatif, la présence d’élus locaux à l’intérieur des instances animatrices des universités populaires, comme une inscription des universités populaires dans la logique de politiques publiques, mettraient en cause leur indépendance. On aurait là une sorte de captage institutionnel de dispositifs initialement dotés de tonalités critiques et libertaires.
La présence au « 3ème Printemps » de Saint-Brieuc de représentants du Réseau européen des Villes Numériques a manifesté une autre dérive possible : un arraisonnement technocratique des universités populaires dans une logique néolibérale. Les velléités de « partenariat » de ce type d’institutions avec les UP alternatives pourraient contribuer à paralyser les savoirs critiques dans le chewing-gum de la novlangue technocratique du discours néocapitaliste (« gouvernance », « économie de la connaissance », « compétitivité », « synergies public/privé », « innovation entrepreneuriale », etc.).
Universitaires, populaires, indépendantes, critiques l’égard des différents pouvoirs (y compris les pouvoirs universitaires), vigilantes à l’égard d’elles-mêmes, en mouvement : l’idéal des nouvelles UP alternatives est en marche, comme composante autonome de la galaxie altermondialiste…
Philippe Corcuff
Sociologue, membre du Conseil Scientifique d’ATTAC France et co-fondateur de l’Université Populaire de Lyon
Texte paru dans Á Bâbord ! Revue sociale et politique (Montréal)
N°26, octobre-novembre 2008, dossier sur « L’Université entre déclin et relance », pp.34-35
Les UP alternatives se situent assez largement dans le sillage des Lumières du XVIIIème siècle sur le plan des relations posées entre éducation, raison critique et émancipation. Le projet actualisé d’autonomisation individuelle au sein d’une cité favorisant des solidarités non oppressives et polyphoniques appelle toutefois l’adoption de méthodes plus libertaires que ne l’avait cru une certaine tradition républicaine. Premièrement, il s’agit de privilégier des repères critiques et des questionnements aidant à s’orienter, à la différence de « solutions » dogmatiques et de routes uniques trop associées à un modèle IIIème République type Jules Ferry. Seconde rupture : on a à travailler un paradoxe. « Le pédagogue libertaire travaille à son effacement personnel et cultive la puissance interrogative », avance ainsi Michel Onfray (op. cit., p.115). On doit cependant noter que l’enseigné peut constituer le pédagogue libertaire en « gourou » malgré lui et que ce dernier n’est pas, non plus, immunisé contre les attraits de son pouvoir (notamment de séduction) sur les autres. C’est un écueil présent dans notre expérience qu’il ne faut pas se cacher dans un discours complaisamment auto-justificateur.
Par rapport à ces deux dimensions associées, le dispositif initié par Michel Onfray apparaît fort utile. Chaque séance se découpe en une heure de cours magistral et une heure de questions, de débat et de possible remise en cause du savoir délivré. Mais il apparaît insuffisant vis-à-vis des écueils repérés. Dans une logique de complémentarité critique avec ce dispositif initial, nous avons tenté l’an dernier d’expérimenter deux autres formes à Lyon.
Tout d’abord, j’ai animé un atelier d’« apprentissage du philosopher » pour adultes sur le mode de ceux initiés par Michel Tozzi à l’UP de Narbonne. Je n’étais qu’une ressource dans un processus à la fois individualisé et collectif de co-production de questionnements. La parole était distribuée à chaque fois par un des participants, les comptes-rendus étaient rédigés par des participants, ceux-ci ont été amenés à écrire des textes en cours de séances, etc. Je n’ai pas dû occuper plus de 10% du temps de parole de l’ensemble. Cela supposait de m’efforcer de brider en moi la pente narcissique de l’universitaire qui délivre un savoir et dont les étudiants sont censés boire les paroles.
Par ailleurs, avec Tanguy Wuillème, nous avons testé un « cours dialogique ». Nous nous sommes banalement rendus compte que les « upistes » ont souvent trop tendance à adhérer à ce que dit l’enseignant. Il s’agissait alors de mieux faire saisir en pratique, dans le dispositif pédagogique lui-même : 1) qu’il y a toujours une pluralité de points de vue argumentés et rigoureux possibles sur une question ; 2) que le débat critique participe de l’activité intellectuelle, et 3) que l’interrogation philosophique ou les connaissances des sciences sociales relèvent d’une processus davantage que d’un donné asséné. Ce ne sont que des pistes : beaucoup reste à explorer et à rectifier au fur et à mesure des problèmes rencontrés.
Universités populaires et universités traditionnelles
Les dispositifs mis en place ont donc à voir avec les idéaux des institutions universitaires plus classiques, tout en marquant une série de déplacements. Jacques Derrida a défini l’idéal universitaire comme permettant « une liberté inconditionnelle de questionnement et de proposition » . Les UP alternatives sont attachées à cette dimension, dans le cadre de la rigueur qui est aussi idéalement associée à la production et à la transmission des savoirs dans l’univers universitaire. Mais il y a de grands écarts entre l’idéal universitaire et l’université réellement existante. L’institutionnalisation des disciplines universitaires peut aussi tendre à routiniser les problématiques et les références théoriques, à accentuer une hyperspécialisation aveugle aux cadres globaux, à favoriser les conformismes. Dans « disciplines universitaires », il y a la fois les lumières de la méthode et de la rigueur, mais aussi indissociablement les effets des pouvoirs académiques et mandarinaux qui font rentrer les interrogations dans des cercles policés en stimulant la docilité.
C’est pourquoi les UP alternatives, en tant qu’extérieures aux lourds univers académiques, parce que collectivités plus petites, associations indépendantes, fondées sur le bénévolat et les plaisirs réciproques d’enseignants et d’enseignés volontaires, doivent encourager davantage de mobilité intellectuelle, de souplesse pédagogique, d’imagination, d’interrogation des découpages disciplinaires établis, de dialogues transfrontaliers et de coopérations transversales, etc. Par exemple, elles ne doivent pas se contenter des savoirs universitairement estampillés, mais doivent être attentives à des formes en germe du côté des intellectuels, des artistes et des mouvements sociaux, à des originalités rigoureuses mais rejetées par les conservatismes ambiants, à des savoirs critiques militants (associatifs, syndicaux, etc.), etc. Sans remettre en cause, surtout à l’heure des périls néolibéraux, la place de l’Université publique, mais à côté d’elle, en tension avec elle, indépendantes d’elle, les universités populaires alternatives peuvent participer à l’appropriation de savoirs critiques et à l’exploration d’autres mondes possibles.
C’est aussi dans la tension entre l’universitaire et le populaire que les UP alternatives complètent et critiquent en acte les universités classiques. Nous avons élargi le public habituel de l’Université vers des catégories sociologiquement plus « populaires » : techniciens ou employés, voire plus marginalement ouvriers, précaires ou chômeurs. Cet élargissement demeure toutefois socialement limité. Certes, ce qui est important, c’est de faciliter un accès élargi à des questionnements et à des savoirs associés à une rigueur de type universitaire. Une condition nécessaire, mais non suffisante, est la gratuité. Mais il y a d’autres conditions à envisager et à améliorer. Sur ce plan, nous sommes preneurs de suggestions et surtout d’expériences autres.
Une vigilance (auto-)critique
Les UP alternatives ne sont pas à l’abri des problèmes des autres institutions humaines, et notamment des risques de routinisation et de conformisme. D’où la nécessité d’un effort d’imagination, de recherche pédagogique, de renouvellement continu, de circulation des expériences. Mais elles peuvent aussi être arraisonnées par des pouvoirs locaux comme par des technocraties néolibérales, alléchés par un certain impact médiatique de l’initiative de Michel Onfray. C’est un risque qui est apparu lors du « Troisième Printemps des Universités Populaires » à Saint-Brieuc en juin dernier.
Si des subventions publiques ou des prêts de salles apparaissent légitimes sur la base de la stricte indépendance du monde associatif, la présence d’élus locaux à l’intérieur des instances animatrices des universités populaires, comme une inscription des universités populaires dans la logique de politiques publiques, mettraient en cause leur indépendance. On aurait là une sorte de captage institutionnel de dispositifs initialement dotés de tonalités critiques et libertaires.
La présence au « 3ème Printemps » de Saint-Brieuc de représentants du Réseau européen des Villes Numériques a manifesté une autre dérive possible : un arraisonnement technocratique des universités populaires dans une logique néolibérale. Les velléités de « partenariat » de ce type d’institutions avec les UP alternatives pourraient contribuer à paralyser les savoirs critiques dans le chewing-gum de la novlangue technocratique du discours néocapitaliste (« gouvernance », « économie de la connaissance », « compétitivité », « synergies public/privé », « innovation entrepreneuriale », etc.).
Universitaires, populaires, indépendantes, critiques l’égard des différents pouvoirs (y compris les pouvoirs universitaires), vigilantes à l’égard d’elles-mêmes, en mouvement : l’idéal des nouvelles UP alternatives est en marche, comme composante autonome de la galaxie altermondialiste…
Philippe Corcuff
Sociologue, membre du Conseil Scientifique d’ATTAC France et co-fondateur de l’Université Populaire de Lyon
Texte paru dans Á Bâbord ! Revue sociale et politique (Montréal)
N°26, octobre-novembre 2008, dossier sur « L’Université entre déclin et relance », pp.34-35