le blog des Universités populaires


Quels liens entre émancipation individuelle et émancipation collective ?

Texte Par Philippe Corcuff



Introduction 

Je vais proposer quelques pistes pour repenser les rapports entre l’individuel et le collectif. J’emprunterai ce que je vais dire de la reproblématisation des rapports entre individuel et collectif engagé dans un livre collectif à paraître de l’association altermondialiste Attac France, auquel j’ai collaboré et qui s’intitule Le capitalisme contre les individus – Repères altermondialistes. Il paraîtra en septembre dans la collection « Petite encyclopédie critique » des éditions Textuel, proche de l’esprit des universités populaires, que je co-anime avec mon compère de l’UP de Lyon Lilian Mathieu. Je suivrai trois grandes étapes :

1) une approche de l’individu en termes de relations sociales ;

2) la critique du capitalisme et l’émancipation individuelle ;

et 3) le traitement par Pierre Bourdieu de la singularité individuelle.

Je terminerai sur un 4èmepoint, qui ne sera qu’une ouverture au travail proprement dit de l’atelier autour des conséquences à tirer de ces analyses quant aux pratiques des UP alternatives.

1) Une approche relationnaliste de l’individu

 

Face à la figure de l’homo œconomicus, propre au libéralisme et au néolibéralisme économiques, dont le principal penchant serait de calculer ses intérêts individuels dans la concurrence avec les autres individus, une autre individualité plus riche peut se profiler. Une individualité se caractérisant par une variété de désirs et de passions, développant une créativité sur différents plans, s’enrichissant des relations avec les autres et de la reconnaissance par les autres.

 

L’anthropologie culturelle, l’histoire, la sociologie ou la psychanalyse fournissent des matériaux intéressants afin de donner une vue plus complexe des territoires de l’individualité. L’individualité n’y est pas opposée aux relations avec les autres dans des cadres sociaux et historiques variés, mais se constitue à travers ces relations. L’individu dessiné par ces savoirs n’est pas intemporel et autosuffisant, mais se présente comme historiquement et relationnellement situé. Le sociologue Robert Castel a ainsi exploré les conditions sociales et historiques qui ont permis à l’autonomie individuelle moderne d’être étayée et stabilisée : des « supports sociaux » (systèmes de retraites, protections sociales, statut salarial, services publics, etc.), générés dans le cours des luttes sociales et politiques, ont donné une certaine prévisibilité et une certaine sécurité rendant possible la construction d’une vie individuelle et familiale à travers le temps. Ces « supports sociaux » sont justement mis en cause aujourd’hui par le néolibéralisme économique. 
 

L’individu ne doit alors pas être appréhendé comme une unité isolée, contrairement à l’« individualisme méthodologique » qui inspire l’économie néolibérale (et qui ne voit la société que comme la simple agrégation de comportements individuels séparés), mais de manière relationnaliste, comme fabriqué dans le cours de relations sociales et historiques. Marx précise cette logique relationnaliste dans ses Thèses sur Feuerbach(1845) :

 

« L’essence humaine n’est point chose abstraite, inhérente à l’individu isolé. Elle est, dans sa réalité, l’ensemble des relations sociales. »

 

Un relationnalisme méthodologique pourrait ainsi se substituer à l’individualisme méthodologique. 
 

 

2) La critique du capitalisme et l’émancipation individuelle 
 

Dans ce cadre relationnaliste, on peut repérer chez Marx une critique du capitalisme moins « collectiviste » et plus individualiste, que ne l’ont avancé nombre de marxistes, et ainsi plus proche des libertaires.

 

Dans les Manuscrits de 1844, contre le « morcellement » de l’homme dans l’univers marchand, c’est-à-dire un monde tendanciellement dominé par la propriété privée et l’argent, Marx avait ainsi en tête l’émancipation de l’individualité :

 

« Chacun de ses rapports humains avec le monde, voir, entendre, sentir, goûter, toucher, penser, contempler, vouloir, agir, aimer, bref tous les actes de son individualité ».

 

Or, le règne de la propriété privée et, partant, de la logique d’accumulation de l’argent, imposerait la mesure unique de la marchandise à la singularité incommensurable des sens et des capacités créatrices de chaque être individuel :

 

« À la place de tous les sens physiques et intellectuels est apparue l’aliénation pure et simple des sens, le sens de l’avoir. »

 

Même dans Le Manifeste communiste (1848), co-écrit avec Engels, l’accent est mis sur l’émancipation individuelle. On y parle d’« une association où le libre épanouissement de chacun est la condition du libre épanouissement de tous » (et pas l’inverse, comme l’ont longtemps cru nombre de marxistes orthodoxes trop pressés).

 

Le socialisme républicain de Jean Jaurès, en association avec le thème de « la propriété sociale » des moyens de production et d’échange, fera quant à lui de « l’individu » une des valeurs cardinales de la gauche, allant jusqu’à écrire : « Le socialisme est l’individualisme logique et complet. Il continue, en l’agrandissant, l’individualisme révolutionnaire » (« Socialisme et liberté », 1898). Mais, après la guerre de 1914-1918, le thème de « l’individu » va s’effacer progressivement de l’espace des questions centrales des gauches dominantes, dans les familles socialiste, communiste et syndicales, au profit de thèmes plus « collectivistes ». La jambe individualiste des gauches va ainsi se trouver marginalisée, sauf dans les courants libertaires, féministes ou écologistes qui ont continué à lui donner davantage d’importance. 
 

3) Bourdieu, la critique des dominations et la singularité individuelle

 

La sociologie de Pierre Bourdieu a proposé un renouvellement significatif de la critique sociale au 20ème siècle. Tout en reconnaissant l’importance du capitalisme dans la structuration du monde contemporain, il s’est également intéressé à des formes de domination en interaction avec le capitalisme, mais irréductibles à sa logique : oppression des femmes, domination culturelle, domination politique, racisme, discriminations dites « postcoloniales » affectant les populations issues de l’immigration, homophobie, etc. C’est sur ce plan que la sociologie de la pluralité des modes de domination formulée par Bourdieu apparaît utile pour remplir des vides laissés par Marx. Dans ses travaux, l’individualité n’est pas alors affectée uniquement par les dégâts du capitalisme, mais aussi par d’autres types de contraintes sociales. 
 

Partant, on peut repérer chez Bourdieu une amorce de lecture sociologique stimulante de l’individualité, prolongeant et affinant celle de Marx sous certains aspects. Un des concepts centraux de la sociologie de Bourdieu est celui d’habitus. Un habitus, c’est schématiquement le système de dispositions durables et transposables acquises par un individu au cours de ses différents apprentissages (famille, école, travail, etc.). Unedisposition, c’est une tendance (le plus souvent non consciente) à sentir, voir, agir, penser, etc. d’une certaine manière en fonction de la façon dont ses expériences antérieures se sont imprimées dans son corps et dans sa tête. L’habitus constitue une sorte d’inconscient social.

 

Bourdieu distingue des habitus de classe et des habitus individuels. Les personnes participant à un même groupe (les ouvriers par rapport aux patrons, les femmes par rapport aux hommes, les immigrés par rapport aux nationaux, etc.) ont des probabilités de faire une série d’expériences communes. L’ensemble des expériences probablement communes à un groupe, c’est l’habitus de classe de ce groupe. Mais cet habitus de classe constitue un découpage collectif (les expériences probablement communes à une classe d’individus) et non pas ce qui caractérise chaque individu. Car un individu participe à différents groupes (par exemple, une même personne peut être ouvrière, femme et immigrée), en son sein se croisent donc différentes expériences collectives D’où la différence essentielle que Bourdieu introduit entre habitus de classe et habitus individuel. Car, précise Bourdieu, « il est exclu que tousles membres de la même classe (ou même deux d'entre eux) aient fait les mêmes expériences et dans le même ordre » (Le sens pratique, 1980).

 

L'habitus individuel devient porteur d'un formidable défi : penser le collectif et le singulier, le collectif dans le singulier, à travers un véritable singulier collectif, c'est-à-dire un assemblage singulier de morceaux collectifs. Chacun de nous renverrait à une singularité faite de collectif. Nous ne serions fabriqués que d’expériences collectives, à partir de nos relations avec les autres (des interactions de face à face aux structures sociales), mais la somme de ces expériences et leur ordre nous rendraient complètement singuliers, uniques. 
 

Deux bémols toutefois : 
 

1) Bourdieu tend à donner a priori une cohérence et une unité aux dispositions propres à un habitus individuel. Toute une série de travaux contemporains (Luc Boltanski et Laurent Thévenot, François Dubet, Jean-Claude Kaufmann, Bernard Lahire, François de Singly, etc.) insistent, à l’inverse, sur une plus grande diversité des matériaux constitutifs des individualités, non nécessairement cohérents entre eux, potentiellement contradictoires mêmes. Dans cette perspective, il y aurait en quelque sorte plusieurs personnalités, plus ou moins en rapport, au sein d’une même personne. Se profileraient, à l’écart d’un habitus unifié, des figures plus composites de l’individualité singulière de chacun. 
 

 

2) Bourdieu tend à attribuer une hégémonie aux dispositions sur les compétences dans les habitus. Une disposition, c’est une tendance sociale, souvent non-consciente ou peu consciente à sentir et agir de telle ou telle façon quelle que soit la situation (par exemple, le sentiment de gène social quand on est passé d’un milieu populaire à un milieu culturellement privilégié). Une compétence, cela renvoie à l’apprentissage d’une capacité (comme l’apprentissage du football ou du piano), c’est-à-dire quelque chose qui nous rend « capables de », avec une autonomie plus ou moins grande dans le maniement de cette compétence. C’est quelque chose qui est développé par les courants pragmatiques des sciences sociales (Boltanski et Thévenot, etc.). Pour penser sociologiquement la singularité individuelle, on ne pourrait pas se limiter au poids non conscient des dispositions, mais on aurait aussi à s’intéresser aux marges d’autonomie dans l’action générées dans le maniement de compétences.

 

4) Défis pour les UP alternatives

 

Cette façon de repenser les rapports entre l’individuel et le collectif interroge les pratiques des UP alternatives. D’autant plus que ces pratiques résistent tout particulièrement à l’inertie du logiciel « collectiviste » du mouvement ouvrier : plaisirs personnels dans le rapport au savoir mis en avant par les participants, libre-choix de ces participants ou logique de l’autonomisation personnelle dans le processus d’apprentissage, notamment. Pourtant, le logiciel « collectiviste » demeure souvent un implicite théorique des UP comme plus largement de la gauche et des mouvements sociaux. Mais en même temps ces analyses nous obligent à prendre en compte les composantes collectives des individualités, contre les visions atomisantes des individus. 
 

Restent alors à trouver de nouveaux équilibres entre plaisirs solitaires participant à la construction de soi et plaisirs des échanges participant aussi à cette construction, entre conditions collectives et autonomie personnelle. La voie de la coopération des individualités pourrait alors nourrir l’expérimentation de divers dispositifs novateurs sur ce plan. 

 

Ici on peut trouver une source d’inspiration dans la philosophie d’un penseur contemporain français : Emmanuel Levinas. C’est justement à une pensée de la singularité individuelle et de l’infini que s’est attelé le philosophe Levinas, à la croisée de deux traditions : le judaïsme et la phénoménologie du 20ème siècle. Levinas a avancé une éthique du visage, une éthique de la singularité du visage d’autrui qui, infini, incommensurable justement, échappe aux prises totalisatrices prétendant le saisir complètement. Mais Levinas n’est pas seulement un penseur de la singularité, il réintroduit aussi la dimension de l’espace commun. Á mon sens, Levinas ouvre même une voie à la possibilité d’une nouvelle voie entre individualité et espace commun : 
 

« Comment se fait-il qu'il y ait justice ? Je réponds que c'est le fait de la multiplicité des hommes, la présence du tiers à côté d'autrui, qui conditionnent les lois et instaurent la justice (...) Il faut par conséquent peser, penser, juger, en comparant l'incomparable »(Ethique et infini, 1982). Levinas a donc commencé à pointer la nécessaire et irréconciliable tension entre le caractère incommensurable de la singularité d’autrui, d’une part, et l’espace commun de mesure et de justice, d’autre part. C’est ce qu’il appelle « comparer l’incomparable ». Cette tension apparaît tout à la fois indépassable et dynamique. Elle pourrait donc nourrir notre imagination dans la confection de dispositifs renouvelés dans les UP alternative.

 

Mais ce sont des problèmes et des défis dont doivent justement pouvoir se saisir les individus coopérants de cet atelier.


Vendredi 9 Juillet 2010


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